La sexualité dans la Chine ancienne


Sous l’antiquité, la sexualité était intégrée à toute la conception de l’univers, et elle ne formait pas une notion spéciale à part. Le fonctionnement de tous les phénomènes était en effet conçu comme une interaction d’un principe mâle et d’un principe femelle, le yin et le yang, qui se retrouvait sous d’autres formes, l’ombre et la lumière, le soleil et la lune, le ciel et la terre, l’eau et le feu ; et l’harmonie dépendait de leur union sans que l’un annihile l’autre. Cette conceptualisation sur un modèle sexuel se retrouvait dans les formes anciennes de l’écriture : le caractère qui signifiait l’affirmation de l’être (ye) représentait une vulve de femme, la porte de l’être ; le caractère qui signifiait le corps (shen) représentait une femme enceinte ; le caractère « ancêtre » (zu), qui signifiait jadis la tablette ou résidait l’esprit des ancêtres, représentait un phallus car ce devait être la forme primitive de l’autel ancestral ; le caractère qui signifiait femelle ou ancêtre (bi), représentait l’extérieur d’un sexe féminin ; le caractère « duc, public, chef » (gong), représentait un sexe masculin avec un gland en évidence ; le caractère « terre » (tu) représentait l’autel du dieu du Sol de forme phallique. La sexualité envisagée non pas simplement comme moyen de reproduction mais avant tout comme un dérèglement avait sa place dans deux fêtes. A celle du printemps, garçons et filles chantaient et dansaient en deux groupes qui se faisaient face et s’attiraient, se charmaient par des chansons avant d’aller, s’unir dans les bosquets du voisinage ; si une telle union se révélait féconde, l’entremetteuse mariait le jeune couple à l’automne suivant. Beaucoup de chansons conservées dans la partie « chansons des royaumes » du Classique des vers étaient en fait à l’origine de telles chansons. Celles-ci ont été étudiées par M.Granet dans « Fêtes  et Chansons de la Chine ancienne ». A titre d’exemple on peut citer Jupes retroussées :

Si tu as pour moi des pensées d’amour,
Je trousse ma jupe et passe la Zhen,
Mais si tu n’as pont de pensées pour moi,
Est-ce qu’il n’y a pas d’autres hommes ?
O le plus fou des jeunes fous, vraiment !
Si tu as pour moi des pensées d’amour,
Je trousse ma jupe et passe la Wei,
Mais si tu n’as pont de pensées pour moi,
Est-ce qu’il n’y a pas d’autres garçons ?
O le plus fou des jeunes fous, vraiment !

La seconde fête avait lieu pendant la grande nuit d’hiver, qui devait correspondre au solstice : c’était une orgie générale ou hommes et femmes se soûlaient, se poursuivaient dans la nuit déguisés en peaux de bêtes. Dans la mythologie ancienne, la Reine Mère d’Occident (xi wangmu) était certainement un personnage de caractère érotique, représentée avec un visage terrifiant et un corps à moitié animal ; elle séduisit l’archer Yi, le mari de Chang’e, et lui remit la drogue d’immortalité, que Chang’e déroba ; et celle-ci s’enfuit sur la lune pour échapper à la colère de son mari. Les médiums (wu) qui étaient possédés par les dieux et les incarnaient parmi les humains au cours de cérémonies de transe avaient parfois une relation de caractère sexuel évident avec la divinité. Comment comprendre autrement les Neufs Chants dans le recueil des « Chansons de Chu », poèmes à l’imitation des invocations utilisées dans les cultes médiumniques.

Mais le confucianisme, quand il devint doctrine d’Etat, s’appuya sur les rites pour régler les rapports humains ; tout débordement, même à des moments comme les fêtes, allait être banni comme fauteur de trouble ; la famille devenait la seule cellule de base, et les relations d’obéissance au père allaient être étendues à la société tout entière, en particulier aux relations entre le souverain et ses sujets. Dès lors toute la pensée antique allait être réinterprété pour justifier le confucianisme, et les aspects qui ne pouvaient pas servir, notamment tout ce qui concernait la sexualité, allaient être mis sous le boisseau et ne devaient survivre qu’à titre fragmentaire et clandestin. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que nous en sachions tellement peu sur l’érotisme antique.

Mais le taoïsme devait reprendre à son compte certains aspects de la pensée antique et allait maintenir un courant souterrain parallèlement au confucianisme, et intégrer la sexualité. Dans ses formes rituelles et religieuses, surtout au niveau populaire, le taoïsme se servit de la sexualité comme d’une des techniques pour atteindre l’union mystique avec le tao ; c’est ce qu’on appelait l’union des souffles (he qi), rituel étudié par H.Maspéro, où hommes et femmes s’unissaient au cours d’un cérémonial. Mais il faut noter que cette cérémonie fut toujours limitée à des sectes restreintes et secrètes à cause de l’ostracisme social, et qu’il e s’agissait pas du tout de se livrer au plaisir, mais de se délivrer des péchés ; les partenaires ne se choisissaient pas. C’est sans doute au tantrisme que le taoïsme emprunta cette idée de l’union mystique atteinte par l’union sexuelle puisque, selon le tantrisme, la passion rend l’homme captif, mais la passion seule libère. Le tantrisme fut connut en Chine, mais il n’eut jamais une large audience. C’était la forme de bouddhisme à laquelle étaient attachés les Mongols, et sous la dynastie mandchoue, des temples tantriques furent construits ; les souverains mongols se livraient à des rituels sexuels appelés « sacrifices », que les lettrés chinois décrivirent avec des titillations d’horreur, ne voulant y voir qu’un prétexte pour se livrer à la débauche. Mais ce phénomène d’un érotisme religieux resta très marginal en Chine.

Par contre, la pensée taoïste la plus répandue visait avant tout à nourrir l’essence vitale et à prolonger la vie. A ce titre, elle développa, entre autres, des techniques sexuelles, qu’elle rattacha, comme les autres techniques, à un fondateur, l’Empereur Jaune, lui-même ayant été initié par la Fille simple. A part des prescriptions pour développer l’activité sexuelle, c’est-à-dire l’essence vitale, les traités taoïstes sur la sexualité, comme le « Classique de la Fille simple » ou le « Traité de Maître Tongxuan », s’attachaient surtout à donner des recettes pour pratiquer le coïtus reservatus et le coïtus interruptus ; le but était de faire souvent l’amour avec plusieurs femmes pour leur voler leur principe femelle, le yin, qu’elles dégageaient sous forme de sécrétions en jouissant, tandis que l’homme ne devait pas perdre son essence, c’est-à-dire son sperme, mais le garder pour le faire remonter au cerveau par l’intermédiaire de la colonne vertébrale sous une forme épurée et ainsi développer son essence vitale. Ici encore, on retrouve les conceptions tantriques. Il n’y avait donc pas de tabou sur l’activité sexuelle, mais l’érotisme était ramené à une technique au même  titre que la gymnastique ou la diététique. Les japonais ne s’y sont pas trompés, eux qui ont conservé ces textes taoïstes dans leurs ouvrages médicaux. En dehors même du souci taoïste de prolonger la vie, ces pratiques restèrent à un niveau pragmatique dans la tradition chinoise : l’homme qui avait de jeunes concubines en plus de son épouse y vit un moyen pour les satisfaire sans s’épuiser.

L’érotisme se retrouve aussi dans l’histoire, comme si les puissants étaient chargés de vivre ce qui ne pouvait être que fantasmes chez le commun du mortel. L’interprétation confucianiste de l’histoire devait même créer un type de souverain qui pratiquait l’érotisme : le souverain de perdition, celui dont la débauche devait entraîner la chute de sa dynastie. A ce sujet, les « Mémoires historiques » de Sima Qian, contiennent des descriptions grandioses : « L’Empereur Zhou (1154-1122 avant JC) organisait de grands divertissements à Shaqiu : il fit un étang de vin, il suspendit des quartiers de viande de façon à former une forêt ; il envoya des hommes et des femmes se poursuivre en ces lieux ; il donna des orgies qui duraient toute la nuit ». « Les commentaires de Zuo » aux « Annales des printemps et automne » contiennent des anecdotes sur des souverains de royaumes de l’Antiquité où l’histoire donne à l’érotisme une dimension tragique. Pour ne citer qu’un exemple, en 695 avant JC, le prince de Wei eut des relations avec la seconde femme de son père, dont il eut un fils. Ensuite il prit comme maîtresse la femme de ce fils, ce qui rendit la mère si jalouse qu’elle se pendit. La belle-fille devenue la maîtresse de son beau-père voulut s’en faire épouser pour devenir reine et sut si bien calomnier son mari auprès de son amant que le père fit tuer son fils par des bandits. La liste des empereurs qui ont su émoustiller les lettrés est fort longue. Ainsi l’empereur Yangdi (605-617) des Sui fut décrit comme un souverain saisi par l’hybris, et l’érotisme ne manqua pas de faire partie des excès qui lui étaient attribués. Une peinture le représente soutenu par des femmes nues en train de faire l’amour avec une concubine qui a pris comme oreiller le corps d’une autre femme. On lui attribue l’invention de la charrette à roues irrégulières dans laquelle il se faisait promener avec une femme. A coté des souverains pervers et cruels, l’empereur Minghuang (712-755) des Tang représente l’homme égaré par la passion amoureuse. Il s’était épris d’une danseuse, Yang Yuhuan, qu’il nomma concubine de premier rang (guifei) ; et il abandonna le pouvoir aux parents et amis de cette femme. La révolte d’An Lushan (755) et la perte de la capitale furent attribuées à l’influence néfaste de cette femme ; la garde impériale exigea sa mort pour protéger l’empereur dans sa fuite et celui-ci abdiqua, n’espérant plus que retrouver en rêve celle qu’il aimait. Ici la passion remplace la débauche, l’histoire était là pour montrer que l’érotisme ne pouvait entraîner le désordre. Cependant, les poèmes, les pièces de théâtre, les romans allaient idéaliser cet amour entre un empereur et sa concubine pour lui donner l’attrait des fantasmes. Je vous recommande d’ailleurs si vous allez en Chine, d’assister au spectacle de danse et chant organisé près du tombeau du premier empereur à Xi’an, qui retrace l’histoire de ce couple maudit et qui est de toute beauté.

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