La littérature érotique chinoise


La littérature érotique apparaît quand la sexualité n’est plus intégrée dans une conception du monde ; elle vient prendre le relais de la religion pour parer l’acte sexuel des arcanes multicolores du désir et lui éviter d’être réduit à une copulation. Les premiers poèmes érotiques « littéraires », les poèmes en prose d’amour (qingfu), conservés dans l’Anthologie littéraire (wen xuan), reprennent les anciens thèmes religieux : le Gao tang fu de Song Yu et le Déesse de la rivière Lo de Cao Zhi (192-232) ont pour thème l’union en rêve d’un prince avec une divinité. Les expressions littéraires pour désigner l’érotisme viennent du poème de Song Yu : le mont des Sorcières (wushan) est resté comme un symbole sexuel et l’expression « les nuages et la pluie » (yunyu) pour désigner l’union sexuelle. S’il existait, en particulier sous les Tang, de nombreux poèmes et historiettes érotiques, très peu sont parvenus jusqu’à nous.
 
Dans les grottes de Dunhuang, on a retrouvé un poème en prose sur le Grand Bonheur de Bai Xingjian (mort en 826), le frère du poète Bai Juyi, qui décrit différents aspects de l’érotisme. Ce qui est important de noter dans cette littérature, c’est qu’elle est réutilisé, pour embellir ses récits et pour ne pas être pornographique, les anciennes croyances religieuses : les lettrés y ont des aventures avec des esprits, sortes de fées, rencontrés dans une nature de rêve et, se nourrissant de leur yin, ils en revenaient deux fois plus robustes et plus beaux qu’avant.

Parfois le piquant de l’horreur servait de prétexte à l’histoire et ici aussi les motifs étaient basés sur les anciennes croyances : la fée n’était en fait qu’une renarde capable de se transformer en jolie fille pour voler l’essence vitale des lettrés esseulés et s’en nourrir, ou un fantôme venu attirer un vivant dans le monde des morts. Les héros de ces récits érotiques sont donc les descendants des sorcières de Song Yu et leur union ressemblaient à celles des médiums avec une divinité.
 
 Dans la deuxième partie de la dynastie des Ming et au début des Qing, une très relative liberté d’expression permit la relative floraison de romans érotiques d’une toute autre nature. La magie n’était plus capable de susciter les imaginations, au moins chez le public capable de lire. Dans ces romans, car le roman était un genre littéraire à la mode, seuls les excès de libertinage et l’audace des descriptions sont dorénavant susceptibles d’aviver les fantasmes.
 
Le plus remarquable de ces romans est le Jin Ping Mei (Fleur en fiole d’or, traduit par A. Lévy, Gallimard, la Pléiade, Paris, 1985) sans doute écrit par Li Kaixian (1501-1568), mais signé d’un nom de plume, le Mariole. C’est un merveilleux roman de mœurs sur la vie d’un riche marchand, Ximen Qing, dont le seul intérêt dans l’existence était de courir après les femmes, maîtresses qu’il prenait comme concubines, servantes de sa maison, courtisanes qu’il allait visiter avec ses amis. Les personnages féminins y ont beaucoup d’individualité, comme l’épouse principale, soumise, compréhensive et très attendrissante, ou la plus déchaînée des concubines, Pan Jinlian (Pan aux jolis petits pieds). Les passages érotiques, traduits en latin dans la version anglaise de C.Egerton, Golden Lotus, ne sont qu’un élément du roman ; l’érotisme y est replacé dans le cadre d’une vie. Les autres romans n’ont pas cette qualité : l’histoire et les personnages ne sont qu’un prétexte léger aux descriptions pornographiques. Dans les meilleurs, une note d’humour vient parfois y ajouter un peu de piquant : une mère maquerelle emmène une jeune fille voir des couchons pour l’exciter et l’amener à céder à un jeune homme ; un libertin se fait greffer un sexe de chien pour rendre son « capital » mieux capable de satisfaire les dames ; le héros est introduit dans une caisse chez les femmes.
 
Il existait même un roman sadique où une jeune fille de grande famille était condamnée à servir dans un bordel sordide : les clients faisaient la queue devant les grabats et on nourrissait les filles pendant qu’elles continuaient de faire l’amour, tandis que les amateurs les plus pauvres devaient se contenter de regarder de la rue par un trou en versant quelques piécettes. Comme dans la littérature érotique occidentale du XVIIIe siècle, les auteurs se croyaient obligés de justifier leur œuvre par un prétexte moral : le héros de Jin Ping Mei meurt d’une crise d’urémie pour avoir absorbé une dose trop forte d’aphrodisiaque, celui du Tapis de prière en chair se coupe le sexe pour échapper u désir et se faire bonze, car comment accepter de se priver du libertinage si l’on est pas persuadé qu’il ne débouche pas sur le malheur !
 
Si l’érotisme se passe dans la tête tout autant qu’au-dessous de la ceinture, le libertinage n’est pas sa seule forme et souvent seule la passion est capable de donner le courage d’enfreindre les tabous. La littérature en inventait les modèles, développait les sentiments et permettait aux hommes d’élaborer des désirs qui n’avaient pas la tristesse d’un simple accouplement sexuel. Ici, une différence fondamentale oppose les Chinois à l’Occident : dans notre tradition classique, toutes les histoires d’amour sont celles d’une conquête, qui se termine soit tragiquement par la séparation des amants, soit par leur union (« ils furent heureux et eurent de nombreux enfants » est alors le mot de la fin) ; l’homme devait surmonter ses craintes et persuader la femme d’en faire autant ; mais l’histoire s’arrêtait là. En Chine au contraire, si une femme avait accepté de braver l’ostracisme social et de donner un rendez-vous, il allait de soi que les amoureux devenaient des amants : il n’y avait pas d’idée de péché à surmonter.
 
Les histoires d’amour, au lieu d’être celles d’une conquête, qui aurait paru superflue si deux personnes s’aimaient, étaient celles d’une lutte contre le temps qui érodait la passion ; les histoires d’amour étaient celles de la fidélité. Ceci est évident dans une célèbre nouvelle de Yuan Zhen (779-831), la Biographie de Yingying : l’héroïne se donne tout de suite au jeune homme, mais refuse de le revoir parce que sa passion n’a été qu’éphémère. Dans la version théâtrale populaire de la même histoire, l’usure du temps est remplacé  par des obstacles plus spectaculaires, moins abstraits : l’arrivée des bandits, le refus de la mère, les intrigues du neveu : mais le héros n’a pas besoin de conquérir l’héroïne puisqu’elle l’aime ; simplement leurs sentiments devaient être assez forts pour venir à bout des entraves rencontrées. Dans l’histoire de Wang Kui, le héros est puni de mort parce qu’il n’y a pas su rester fidèle à la courtisane à qui il avait juré fidélité ; la courtisane Li Wa, malgré sa condition sociale, finit par amollir le père de son amant parce qu’elle lui est restée fidèle et dévouée dans l’adversité. Le héros de la pièce Chen Shimei est condamné à mort pour avoir abandonné sa femme et avoir épousé une princesse uniquement par faiblesse.
 
Si parfois les mœurs ont pu paraître libres en Chine, c’est parce qu’en effet, comme la littérature le montre, les amants se sont unis avant le mariage ; mais la seule façon de faire pardonner cette transgression à la règle d’une union qui devait être décidée par les parents était le  mariage et la fidélité : la famille était sauve. A partir des Song au moins, où le néo confucianisme imposa une moralité plus sévère, l’amour n’était pardonnable que s’il devait aboutir à une union stable et durable. Le crime n’était pas comme en Occident le fait de faire l’amour, mais la passion, surtout si elle changeait d’objet ou ne se limitait pas à une seule personne. C’était la passion qui était criminelle : l’homme pouvait satisfaire ses désirs auprès de courtisanes ou de concubines, mais la femme devait rester fidèle, car tous les interdits sur l’érotisme, même s’ils différaient de ceux de l’Occident, avaient en fait un but identique, de façon même plus ouverte en Chine : protéger l’institution familiale et, par voie de conséquence, la société et l’Etat.
 
Mais tout ceci se situe au niveau des représentations mentales. La vie quotidienne n’était pas à cette mesure. Le mariage était une affaire familiale ; le choix était fait par les parents et la vie conjugale était un devoir social ; l’amour n’y avait pas de place au moins sous forme de passion, car celle-ci était considérée comme trop éphémère et trop dangereuse pour y soumettre une institution aussi fondamentale que la famille. On était marié pour assurer la descendance et la pérennité du culte des ancêtres ; l’individu devait se sacrifier à ce qui demeure après lui. Certes, si telle était la règle, il arrivait que par affection les parents tiennent compte du penchant de leurs enfants ; en particulier s’ils avaient une fille unique, car ils savaient qu’il était impensable qu’elle trouve ensuite des compensations dans des aventures extra-maritales. Il pouvait aussi se produire qu’un mariage qui n’avait pas été choisi se transforme en une véritable histoire d’amour, comme le montre le livre « Six Chapitres d’une vie flottante » de Shen Fu (1763). Jusque sous dynastie des Tang, une certaine liberté des mœurs ne faisait pas considérer comme un crime impardonnable pour une jeune fille d’avoir eu un amant avant son mariage ; les liaisons passagères n’étaient pas rares, si au moins on en croit la littérature ; et les nonnes n’assimilaient pas la religion à la continence sexuelle. C’est le néo confucianisme des Song qui a imposé un puritanisme rigoureux et qui a donné à la doctrine morale sociale une vigueur et une systématisation encore jamais atteintes. Les femmes adultères devinrent passibles de la peine de mort et pour elles l’érotisme était devenu inséparable d’un contexte de drame.
La séparation des sexes était si stricte que l’homme ne pouvait espérer un objet à sa passion que parmi les courtisanes ou en se procurant une concubine par l’intermédiaire d’une entremetteuse ; et encore fallait-il souvent dans ce cas qu’il prenne le prétexte d’avoir à assurer sa descendance. Ceci peut paraître paradoxal. Puisque l’acte sexuel en lui-même n’était pas considéré à la façon occidentale comme « le péché » et puisque la crainte de l’enfer n’a jamais semblé tenir une grande place, au moins dans les milieux cultivés, on aurait pu imaginer que les Chinois étaient assez libres. Mais la société et la famille ne pouvaient tolérer une licence des mœurs qui aurait causé du désordre dans leurs institutions, et le moralisme devait être d’autant plus strict qu’il n’était pas renforcé par une crainte religieuse de l’érotisme, puisque celui-ci n’a jamais pris la forme d’une conquête sur la peur de l’enfer. La sexualité était ramenée à une fonction naturelle, à une hygiène sexuelle (c’est ainsi que furent interprétés les traités taoïstes), à une fantaisie que pouvaient se permettre les hommes dans la mesure où ils ne mettaient pas en danger par une passion dévorante l’ordre familial ; accorder à l’érotisme une place plus grande était considéré comme une inconvenance intolérable.
 
Si la littérature s’attache à des exceptions c’est parce que celles-ci étaient assez scandaleuses pour valoir la peine d’être racontées. Ce serait une illusion de rechercher dans la société chinoise une liberté du désir : les mœurs étaient d’autant moins libres que la morale étaient laïque ; et malgré des différences avec l’Occident, les pères y faisaient régner les interdits, auxquels d’ailleurs ils devaient déjà se soumettre pour pouvoir les imposer, car le tyran qui n’a de pouvoir que psychologique doit être la première victime de sa tyrannie. Si ce sujet vous intéresse, je vous conseille d’approfondir avec le livre  de R. Van Gulik «la Vie sexuelle de la Chine ancienne », paru chez Gallimard.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.